37

Hoover entendait le tonnerre dans le lointain. Sans faire de bruit, pour ne pas réveiller sa sœur, il compta les secondes entre les éclairs et les longs grondements de tonnerre. L’orage restait lointain. Il n’atteindrait pas Malmö. Il la regarda à nouveau. Elle dormait, couchée sur le matelas. Ce n’est pas ça qu’il voulait lui offrir. Mais tout était allé si vite. Le policier qu’il haïssait maintenant, le lieutenant de cavalerie avec son pantalon bleu — à qui il avait donné le nom de Perkins parce qu’il trouvait que ça lui allait bien, et qu’il appelait aussi l’Homme à la Grande Curiosité dans ses messages à Geronimo — était venu exiger une photo de Louise. Il avait menacé d’aller la voir. Hoover avait tout de suite compris qu’il lui fallait changer de plan. Il fallait emmener Louise avant même d’avoir fini d’enterrer la série de scalps sous sa fenêtre, avant l’offrande ultime du cœur de la fille. C’était devenu urgent. Il n’avait eu que le temps de descendre un matelas et une couverture dans la cave. Il avait envisagé tout autre chose pour elle : une grande maison vide à Limhamn. La femme qui y vivait seule partait tous les étés voir sa famille au Canada. Elle avait été son professeur voilà quelques années. Il lui avait rendu visite depuis et avait fait quelques courses pour elle. Il en avait profité pour faire faire un double de ses clés. Il savait qu’elle n’était pas là. Ils auraient pu habiter dans sa maison, le temps de faire des projets pour l’avenir.

Mais le policier curieux s’était mis sur son chemin. Jusqu’à sa mort, qui ne saurait tarder, ils devraient se contenter du matelas et de la cave.

Elle dormait. Quand il était allé la chercher, il avait pris les médicaments qui étaient dans son armoire. Il était venu sans peintures sur le visage. Mais il avait emporté une hache et quelques couteaux, au cas où quelqu’un aurait voulu l’empêcher de l’emmener. L’hôpital était étrangement calme, il n’y avait presque pas de personnel. Tout s’était passé bien mieux que prévu. Au début, Louise ne l’avait pas reconnu, ou du moins elle avait hésité. Mais quand elle avait entendu sa voix, elle n’avait pas opposé de résistance. Il lui avait apporté des vêtements. Ils étaient sortis par le parc, puis ils avaient pris un taxi, tout s’était passé facilement. Elle n’avait rien dit, elle n’avait pas demandé pourquoi il fallait qu’elle dorme sur un matelas directement posé par terre, elle s’était couchée et s’était endormie presque aussitôt. Il était fatigué, lui aussi. Il s’était allongé contre elle. Ils étaient plus près que jamais de l’avenir, s’était-il dit avant de s’endormir. La force des scalps qu’il avait enterrés commençait déjà à agir. Elle était en train de revenir à la vie. Bientôt, tout serait différent.

Il la regarda. C’était le soir. Il était plus de vingt-deux heures. Il avait pris sa décision. Le lendemain, à l’aube, il retournerait pour la dernière fois à Ystad.

 

*

 

À Helsingborg, il était près de minuit. De nombreux journalistes faisaient le siège de la zone extérieure que le commissaire Birgersson avait délimitée. Le préfet de police était venu sur les lieux, on avait diffusé un avis de recherche national pour intercepter le véhicule de la société de gardiennage, qui restait introuvable. À la demande obstinée de Wallander, on avait lancé un avis de recherche par Interpol pour contacter la jeune Sara Pettersson, partie en train avec une amie. Grâce à l’aide des parents des deux jeunes filles, on essaya de déterminer un trajet possible. Ce fut une nuit d’activité fébrile. Hansson était resté à Ystad en compagnie de Martinsson, et on l’informait en permanence. En sens inverse, Hansson pouvait leur envoyer les éléments de l’enquête dont Wallander pensait soudain avoir besoin. Per Åkeson était chez lui. Mais il était joignable à tout instant. Bien qu’il fût tard, Wallander avait envoyé Ann-Britt Höglund à Malmö, pour voir la famille Fredman. Il voulait s’assurer que ce n’était pas elle qui avait fait sortir Louise de l’hôpital. Il aurait préféré y aller lui-même. Mais il ne pouvait pas être en deux endroits à la fois. Elle était partie à vingt-trois heures trente, après que Wallander eut parlé en personne à la veuve de Fredman. Ann-Britt serait de retour vers une heure du matin.

— Qui s’occupe de tes enfants en ce moment ? avait-il demandé au moment où elle partait pour Malmö.

— J’ai une voisine fantastique, répondit-elle. Sinon, ce serait impossible.

Après son départ, Wallander téléphona chez lui. Il expliqua tant bien que mal à Linda ce qui s’était passé. Il ne savait pas quand il allait rentrer, peut-être dans la nuit, peut-être tôt le matin.

— Tu seras là avant mon départ ? demanda-t-elle.

— Ton départ ?

— Tu as oublié que j’allais à Gotland ? Nous partons samedi, Kajsa et moi. En même temps que tu pars pour Skagen.

— Non, je n’ai pas oublié, bien sûr. Je serai de retour avant.

— Tu as parlé avec Baiba ?

— Oui, répondit Wallander en espérant qu’elle ne s’apercevrait pas de son mensonge.

Il lui donna le numéro de téléphone de Helsingborg. Il songea un instant à appeler chez son père. Mais il était tard. Ils étaient certainement déjà couchés.

Il alla rejoindre Birgersson. Cinq heures s’étaient écoulées sans que personne ait signalé la voiture volée. Logård, si c’était lui, n’était donc pas en train de courir les routes.

— Il avait deux bateaux à sa disposition, dit Wallander. Et une maison près de Bjuv que nous avons eu un mal fou à trouver. Il a certainement d’autres cachettes.

— Deux hommes fouillent les bateaux, dit Birgersson. Et la ferme de Hördestigen. Je leur ai dit de vérifier toutes les adresses qu’ils pourront trouver.

— Qui est ce foutu Hans Logård ? dit Wallander.

— Ils ont déjà commencé à vérifier les empreintes digitales. S’il a déjà eu affaire à la police, nous allons vite le retrouver.

Wallander poursuivit jusqu’aux bureaux où on interrogeait les jeunes filles. Ça avançait lentement, dans la mesure où tout se passait par l’intermédiaire d’interprètes. Elles étaient terrorisées, ce qui ne simplifiait pas les choses. Wallander avait expliqué aux policiers que la première chose à faire était de leur expliquer qu’elles n’étaient accusées d’aucun crime. Mais jusqu’où leur peur allait-elle ? Wallander se rappelait la terreur de Dolores Maria Santana, la pire terreur qu’il ait jamais vue de sa vie. On commençait maintenant à entrevoir un schéma. Toutes ces jeunes filles venaient de la République dominicaine. Sans se connaître les unes les autres, elles avaient toutes quitté leur village pour venir dans une grande ville chercher du travail comme domestique ou ouvrière. Des hommes différents, tous très gentils, les avaient abordées et leur avaient proposé des places de domestiques en Europe. On leur avait montré des photos de superbes maisons au bord de la Méditerranée, et proposé des salaires dix fois plus élevés que ce qu’elles pouvaient espérer dans leur pays, à condition d’y trouver du travail. Certaines avaient hésité, d’autres non, mais elles avaient toutes fini par accepter. On leur avait donné un passeport, mais on le leur avait retiré tout de suite. Elles avaient pris l’avion pour Amsterdam, c’est du moins ce que deux filles avaient cru comprendre. Puis on les avait emmenées en minibus au Danemark. On les avait fait passer en bateau en Suède par une nuit obscure. Chaque fois, elles étaient prises en charge par des hommes différents, dont l’amabilité allait décroissant au fur et à mesure qu’elles s’éloignaient de leur pays natal. On les avait enfermées dans cette ferme isolée, et elles avaient commencé à avoir vraiment peur. On leur avait donné à manger, et un homme était venu leur expliquer en mauvais espagnol qu’elles allaient bientôt repartir pour la dernière partie du voyage. Mais elles commençaient à comprendre que rien ne se passerait comme on le leur avait promis. L’inquiétude s’était transformée en terreur.

Wallander demanda aux policiers qui menaient l’interrogatoire de poser des questions précises sur les hommes qu’elles avaient vus pendant les journées où elles étaient restées enfermées. Y en avait-il eu plus d’un ? Pouvaient-elles décrire le bateau qui les avait emmenées en Suède ? Comment était le capitaine ? Y avait-il un équipage ? Il demanda qu’on conduise une des jeunes filles au yacht-club afin de vérifier si elle reconnaissait l’intérieur du bateau de Logård. Il restait beaucoup de questions en suspens. Mais on commençait à entrevoir un fil conducteur. Wallander allait et venait, à la recherche d’un bureau provisoirement vide où s’enfermer pour réfléchir au calme.

Il attendait impatiemment le retour d’Ann-Britt. Et surtout un portrait de Hans Logård. Il essayait d’établir un lien entre une mobylette sur le parking de l’aéroport de Sturup, un homme qui prenait des scalps et tuait à coups de hache, et un autre qui tirait avec une arme semi-automatique. Toute l’enquête allait et venait dans sa tête. La migraine qu’il avait pressentie un peu plus tôt était bien présente, et il tentait sans succès de la combattre à coups de paracétamol. Il faisait très lourd. Il y avait de l’orage sur le Danemark. Et, dans moins de quarante-huit heures, il fallait qu’il soit à Kastrup.

À minuit vingt-cinq, Wallander regardait la nuit claire d’été en se disant que le monde était un grand chaos. Birgersson traversa le couloir en tapant des pieds et en agitant triomphalement un morceau de papier.

— Tu sais qui est Erik Sturesson ? demanda-t-il

— Non ?

— Alors, tu sais qui est Sture Eriksson ?

— Non.

— Une seule et même personne. Qui a changé de nom une troisième fois. Cette fois-là, il ne s’est pas contenté d’inverser ses nom et prénom. Il s’est choisi un nom plus chic. Hans Logård.

Wallander oublia aussitôt le monde chaotique qui l’entourait. Birgersson venait de lui apporter la lumière qui lui manquait.

— Bien. Qu’est-ce que nous savons ?

— Les empreintes digitales que nous avons trouvées dans le bateau et à la ferme de Hördestigen étaient déjà dans nos fichiers. Sous les noms de Sture Eriksson et d’Erik Sturesson. Mais donc pas sous le nom de Hans Logård. Erik Sturesson — c’est le nom de baptême de Hans Logård — a quarante-sept ans. Il est né à Skövde. Un père militaire de carrière, une mère femme au foyer. Tous les deux morts dans les années soixante. Son père était alcoolique. Erik a bientôt de mauvaises fréquentations. Le premier rapport sur lui remonte à ses quatorze ans. Après, ça suit son cours. Si je résume, il a été en prison à Osteråker, à Kumla et à Hall. Plus une courte période à Norrköping. C’est d’ailleurs quand il a quitté Osteråker qu’il a changé de nom pour la première fois.

— Quel type de délits ?

— Des activités les plus élémentaires à la spécialisation, pourrait-on dire. Au début, cambriolage et escroquerie. Voies de fait par-ci par-là. Puis des délits plus graves. De la drogué bien sûr. Des drogues dures. Il aurait travaillé pour des filières turques et pakistanaises. Ce n’est qu’un résumé. J’aurai d’autres informations pendant la nuit. On ramasse tout ce qu’on peut.

— Nous avons besoin d’une photo de lui, dit Wallander. Et il faut comparer les empreintes avec celles relevées chez Wetterstedt et chez Carlman. Chez Fredman aussi. N’oublie pas les empreintes sur la paupière gauche.

— Nyberg est sur le coup à Ystad. Mais il a toujours l’air en colère.

— Il est comme ça. Mais il est compétent.

Ils s’étaient assis devant une table couverte de tasses à café vides. Des téléphones sonnaient sans arrêt. Ils construisirent un mur invisible autour d’eux. Seul Svedberg entra et vint s’asseoir à un bout de la table.

— Ce qui est intéressant, c’est que Logård cesse d’un seul coup de visiter nos prisons, dit Birgersson. Son dernier séjour date de 1989. Après, plus rien. Comme s’il s’était amendé.

— Si je me souviens bien, ça correspond au moment où Åke Liljegren s’achète une maison à Helsingborg.

Birgersson hocha la tête.

— Nous n’avons pas encore tous les éléments là-dessus. Mais il semble que Hans Logård se soit installé officiellement dans la ferme de Hördestigen en 1991. Ça fait un trou de près de deux ans. Mais il peut très bien avoir habité ailleurs dans l’intervalle.

— Nous allons avoir la réponse tout de suite, dit Wallander en décrochant un téléphone. Donnez-moi le numéro d’Elisabeth Carlén, il est sur le bureau de Sjösten. Elle est toujours sous surveillance ?

Birgersson hocha la tête.

— Supprimez la surveillance, dit Wallander.

On déposa une feuille de papier devant lui. Il fit le numéro et attendit. Elle répondit presque tout de suite.

— C’est Kurt Wallander.

— À cette heure-ci, pas question que j’aille au commissariat.

— Je ne le demande pas non plus. J’ai juste une question : est-ce que Hans Logård était dans l’entourage d’Åke Liljegren dès 1989 ? Ou 1990 ?

Il l’entendit allumer une cigarette. Souffler sa fumée directement dans le combiné.

— Oui. Je crois qu’il était déjà là. En 1990, en tout cas.

— Bien, dit Wallander.

— Pourquoi m’avez-vous mise sous surveillance ?

— Ben, tiens. Parce que je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose. De toute façon, on arrête la surveillance maintenant. Mais ne pars pas sans nous avertir. Ça pourrait me mettre en colère.

— D’accord. Je te crois tout à fait capable de te mettre en colère.

Elle raccrocha.

— Hans Logård est dans le coup, dit Wallander. Il semble faire son apparition chez Liljegren dès son installation à Helsingborg. Quelques années plus tard, il achète Hördestigen. Apparemment, c’est Åke Liljegren qui a amendé Hans Logård.

Wallander essayait de faire coïncider tous les morceaux du puzzle.

— Les rumeurs de traite de jeunes filles ont commencé à ce moment-là. Ça colle ?

Birgersson hocha la tête. Ça collait. Ils réfléchirent en silence.

— Y a-t-il beaucoup de violence dans le passé de Logård ?

— Quelques cas assez graves, répondit Birgersson.

Mais il n’a jamais fait usage d’une arme à feu. Pas à notre connaissance, en tout cas.

— Pas de hache ?

— Non. Rien de tel.

— Quoi qu’il en soit, il faut absolument le trouver. Où peut-il se cacher ?

— On va le trouver. Il sortira bien de son terrier un jour ou l’autre.

— Pourquoi a-t-il tiré ?

— Il faudra le lui demander.

Birgersson quitta le bureau. Svedberg avait enlevé son chapeau.

— Est-ce que c’est vraiment celui que nous recherchons ? demanda-t-il avec scepticisme.

— Je ne sais pas, dit Wallander. Mais j’en doute. Je peux me tromper. Espérons que je me trompe.

Svedberg sortit de la pièce. Wallander était à nouveau seul. Rydberg lui manquait plus que jamais. Tu peux toujours trouver une autre question à te poser. Les paroles de Rydberg, souvent répétées. Quelle était la question qu’il ne s’était pas posée ? Il la chercha. Sans rien trouver. Les questions étaient posées. Il ne manquait que les réponses.

C’est pourquoi il fut soulagé quand Ann-Britt entra dans la pièce. Il était une heure moins trois. Il envia à nouveau son bronzage. Ils s’assirent.

— Louise n’était pas là, dit-elle. Sa mère était ivre. Mais son inquiétude au sujet de sa fille était réelle. Elle ne comprenait pas ce qui s’était passé. Je crois qu’elle disait la vérité. Elle m’a fait de la peine.

— Elle n’avait vraiment aucune idée ?

— Aucune. Et elle avait pas mal réfléchi.

— C’était déjà arrivé auparavant ?

— Jamais.

— Et le fils ?

— Le plus jeune ou le plus âgé ?

— Le plus âgé, Stefan.

— Il n’était pas à la maison.

— Il était sorti pour chercher sa sœur ?

— Si j’ai bien compris ce que disait sa mère, il sort de temps en temps. Mais il y a un détail qui m’a frappée. J’ai demandé à faire le tour de l’appartement. Au cas où Louise y serait malgré tout. Je suis entrée dans la chambre de Stefan. On avait retiré le matelas de son lit. Il n’y avait plus que le dessus-de-lit. Le matelas avait disparu, et il n’y avait plus d’oreiller ni de couverture.

— Tu lui as demandé où ils étaient passés ?

— Malheureusement pas. Mais je ne crois pas qu’elle aurait pu me répondre.

— Elle a dit depuis combien de temps il était sorti ?

Elle réfléchit et consulta ses notes.

— Depuis hier après-midi.

— Précisément le moment où Louise a disparu.

Elle le regarda avec étonnement.

— Ce serait lui qui l’aurait emmenée ? Mais où ?

— Deux questions, deux réponses. Je ne sais pas. Je ne sais pas.

Wallander sentit le malaise qui s’insinuait à nouveau dans son corps. Il n’arrivait toujours pas à saisir ce que ça signifiait.

— Tu n’as pas demandé par hasard à la mère de Stefan s’il avait une mobylette ?

Il vit qu’elle avait tout de suite compris ce à quoi il faisait allusion.

— Non, répondit-elle.

Wallander montra le téléphone qui était sur la table.

— Appelle-la. Demande-le-lui. La nuit, elle boit. Tu ne la réveilleras pas.

Elle s’exécuta. Elle attendit longtemps avant qu’on ne réponde. La conversation fut très courte. Elle raccrocha, soulagée.

— Il n’a pas de mobylette. En tout cas, pas à sa connaissance. En plus, Stefan n’a pas encore quinze ans.

— C’était juste une idée qui me passait par la tête. Il fallait vérifier. Cela dit, de nos jours, on ne sait pas trop si les jeunes font tellement attention à ce qui est permis ou pas.

— Le petit garçon s’est réveillé quand je partais. Il dormait sur le canapé à côté de sa mère. C’est ça qui m’a mis le plus mal à l’aise.

— Qu’il se soit réveillé ?

— Quand il m’a vue. Je n’ai jamais rencontré d’enfants avec un regard aussi terrorisé.

Wallander frappa du poing sur la table. Elle sursauta.

— Ça y est ! Je sais ce que j’ai oublié dès le début. Bordel de merde !

— Quoi ?

— Attends un peu. Attends un peu…

Wallander se frotta les tempes pour faire revenir le souvenir enfoui qui l’avait inquiété et qui avait mis si longtemps à resurgir. Il le tenait maintenant.

— Tu te souviens du médecin qui avait fait l’autopsie de Dolores Maria Santana à Malmö ?

Elle réfléchit.

— Ce n’était pas une femme ?

— Si. Une femme. Comment s’appelait-elle déjà ?

— Svedberg a une bonne mémoire des noms. Je vais le chercher.

— Pas la peine. Ça me revient. Malmström. Il faut absolument la joindre. La joindre tout de suite. Je voudrais que tu t’occupes de ça. Sur-le-champ.

— Pourquoi ?

— Je t’expliquerai plus tard.

Elle se leva et sortit. Wallander avait du mal à accepter ce qui lui apparaissait maintenant. Stefan Fredman pouvait-il vraiment être impliqué dans ce qui s’était passé ? Il décrocha le téléphone et appela Per Åkeson. Il répondit aussitôt. Bien qu’il n’eût pas vraiment le temps, Wallander lui fit un état des lieux. Puis il passa vite aux faits.

— Je voudrais que tu me rendes un service. Maintenant. En pleine nuit. Que tu téléphones à l’hôpital où Louise était internée. Et que tu demandes une photocopie de la page où celui qui est venu la chercher a inscrit son nom. Et qu’on me la faxe ici, à Helsingborg.

— Et comment crois-tu que je vais obtenir ça ?

— Je n’en sais rien. Mais c’est important. Ils peuvent barrer tous les autres noms. Je ne veux que celui-là, écrit de sa main.

— Le truc illisible ?

— C’est ça. Je veux voir la signature illisible.

Wallander insista sur ces derniers mots. Per Åkeson comprit l’urgence de sa demande.

— Donne-moi le numéro de fax, dit-il. Je vais essayer.

Wallander lui donna le numéro et raccrocha. Une horloge murale indiquait deux heures cinq. Il faisait toujours lourd. Sa nouvelle chemise était trempée. Il se demanda distraitement si c’était le ministère de l’Intérieur qui l’avait payée. À deux heures moins trois, Ann-Britt Höglund revint pour dire qu’Agneta Malmström était quelque part sur un voilier entre Landsort et Oxelösund.

— Le bateau a un nom ?

— C’est un Maxi. Le nom du bateau est Sanborombon. Il a aussi un numéro.

— Appelle la radio maritime de Stockholm. Ils ont certainement la radio à bord. Demande-leur d’appeler le bateau. Insiste pour dire que c’est un appel de la police. Vois ça avec Birgersson. Je veux lui parler maintenant.

Wallander remarqua qu’il était arrivé au moment où il commençait à donner des ordres. Elle disparut pour s’entretenir avec Birgersson. Svedberg faillit entrer en collision avec elle quand il apporta quelques papiers résumant ce que les vigiles avaient retenu de la collision et du vol de leur voiture.

— Tu avais raison. En gros, ils n’ont vu que le revolver. Tout s’est passé très très vite. Mais il avait les cheveux blonds, les yeux bleus, et il portait un jogging. De taille moyenne, il avait l’accent de Stockholm. Il avait l’air drogué.

— Je suppose qu’on a diffusé son signalement ?

— Je vais vérifier.

Svedberg sortit de la pièce aussi vite qu’il était arrivé. On entendait dans le couloir un brouhaha de voix. Un journaliste avait dû tenter de dépasser la limite que Birgersson avait tracée : Wallander chercha un carnet et griffonna quelques notes, sans chercher à les mettre en ordre. En nage, il regardait sans arrêt l’horloge, en imaginant Baiba dans son appartement Spartiate à Riga, attendant le coup de téléphone qu’il aurait dû passer depuis longtemps. Il était presque trois heures du matin. La voiture des vigiles était toujours introuvable. Hans Logård se cachait quelque part. La jeune fille qui était revenue du port de plaisance n’était pas certaine d’avoir reconnu le bateau. C’était peut-être celui-là, peut-être pas. Le pilote du bateau était resté tout le temps dans l’ombre. Elle n’avait aucun souvenir d’un équipage. Wallander suggéra à Birgersson de laisser les jeunes filles dormir maintenant. On leur réserva des chambres d’hôtel. L’une d’elles fit un timide sourire à Wallander en le croisant dans le couloir. Ce sourire le rendit heureux et, pour un court instant, presque exalté. Birgersson passait à intervalles réguliers pour donner des renseignements complémentaires sur Hans Logård. À trois heures moins le quart, Wallander apprit qu’il avait été marié deux fois et qu’il avait deux enfants mineurs. Le premier, une fille, habitait chez sa mère à Hagfors, l’autre, un garçon de neuf ans, à Stockholm. Sept minutes plus tard, Birgersson revint pour dire que Hans Logård avait probablement un troisième enfant, mais qu’on n’avait pu le confirmer.

À trois heures et demie, un policier épuisé entra dans la pièce où Wallander était assis, une tasse de café à la main, les pieds sur la table. La radio maritime de Stockholm était arrivée à entrer en contact avec le voilier Maxi de la famille Malmström, à sept minutes angulaires de Landsort, en direction d’Arkösund. Wallander sursauta et le suivit dans la salle de direction où Birgersson hurlait dans un téléphone. Il tendit le combiné à Wallander.

— Ils se trouvent quelque part entre les deux phares Hävringe et Gustaf Dalén. Tu peux parler avec un nommé Karl Malmström.

— C’est avec elle que je veux parler. J’en ai rien à foutre de lui.

— Tu es conscient, j’espère, que des centaines de bateaux de plaisance écoutent les conversations qui passent sur la radio maritime ?

Wallander l’avait oublié dans l’excitation du moment.

— Il vaudrait mieux un téléphone portable. Demande-leur s’ils en ont un à bord.

— Je leur ai déjà demandé. Ce sont des gens qui considèrent qu’on part en vacances sans téléphone portable.

— Alors, qu’ils aillent à terre. Et qu’ils nous rappellent de là-bas !

— Mais ça va prendre un temps fou ! Tu sais où ça se trouve, Hävringe ? On est en pleine nuit. Tu veux qu’ils partent à la voile maintenant ?

— Je me fous de savoir où se situe Hävringe. Si ça se trouve, ils naviguent de nuit et ils n’ont pas jeté l’ancre. Il y a peut-être un autre bateau dans les parages qui a un téléphone portable. Dis-leur que je voudrais être en contact avec eux dans une heure. Avec elle. Pas lui.

Birgersson secoua la tête d’un air désapprobateur. Puis il recommença à hurler dans le combiné.

Agneta Malmström rappela trente minutes plus tard d’un téléphone portable emprunté à d’autres plaisanciers. Wallander alla droit au but, sans s’excuser du dérangement.

— Est-ce que vous vous souvenez de la fille qui s’est immolée par le feu ? Dans un champ de colza il y a quelques semaines ?

— Bien sûr que je m’en souviens.

— Vous souvenez-vous aussi d’une conversation téléphonique que nous avons eue ? Je vous ai demandé comment des jeunes gens pouvaient faire de telles choses contre eux-mêmes. Je ne me souviens pas des termes exacts.

— J’ai un vague souvenir.

— Vous m’avez répondu en me citant un cas dont vous aviez été témoin : un garçon, un petit garçon qui avait tellement peur de son père qu’il avait essayé de se crever les yeux.

— Oui. Je me souviens. Mais ce n’était pas un cas dont j’avais été témoin. C’est un collègue qui me l’a raconté.

— Qui ?

— Mon mari. Il est médecin aussi.

— Alors c’est avec lui que je dois parler. Allez le chercher.

— Ça va prendre un moment. Je dois aller le chercher à la rame. Nous avons mis une ancre flottante pas loin d’ici.

Wallander présenta tardivement ses excuses.

— Je suis désolé, mais c’est vraiment nécessaire.

— Ça va prendre un moment, répéta-t-elle.

— Mais où se trouve Hävringe ?

— En pleine mer. C’est très beau. Nous faisons route de nuit vers le sud. Bien qu’il n’y ait pas beaucoup de vent.

Vingt bonnes minutes s’écoulèrent avant que le téléphone ne sonne à nouveau. C’était Karl Malmström. Entre-temps, Wallander avait lu qu’il était pédiatre à Malmö. Wallander revint à la conversation qu’il avait eue avec sa femme.

— Je me souviens de ce cas, dit-il.

— Est-ce que vous pouvez comme ça, d’emblée, vous rappeler le nom de ce garçon ?

— Oui. Mais je ne peux pas crier son nom dans un téléphone portable.

Wallander réfléchit fébrilement.

— Je comprends. Procédons de la manière suivante. Je vous pose une question. Vous me répondez oui ou non. Sans me donner de nom.

— Essayons toujours.

— Son nom a-t-il un rapport avec Bellman ?

Karl Malmström comprit l’allusion. Sa réponse vint presque aussitôt.

— Oui. Il a effectivement un rapport.

— Alors je vous remercie de votre aide. J’espère ne plus avoir besoin de vous déranger. Passez de bonnes vacances.

Karl Malmström ne semblait pas le moins du monde en colère.

— C’est rassurant de voir des policiers qui travaillent dur, dit-il.

La conversation prit fin. Wallander tendit le téléphone à Birgersson.

— Réunissons-nous dans un instant, dit-il. Il me faut quelques minutes pour réfléchir.

— Assieds-toi dans mon bureau, dit Birgersson. Il est vide pour le moment.

Wallander se sentit d’un seul coup très fatigué. Le malaise persistait comme une douleur lancinante dans son corps. Il refusait toujours d’accepter la vérité. Il avait lutté longtemps contre son instinct. Maintenant, ce n’était plus possible. Le tableau qui se précisait était irréfutable. Le petit garçon qui a peur de son père. Un grand frère à côté de lui. Qui verse de l’acide dans les yeux de son père pour se venger. Qui se lance dans un règlement de comptes dément pour sa sœur qui a été maltraitée d’une manière ou d’une autre. Tout devenait soudain très clair.

Tout se tenait, le résultat était terrifiant. Son inconscient l’avait d’ailleurs compris depuis longtemps. Mais il avait repoussé cette certitude. Il avait préféré suivre d’autres pistes. Qui le menaient loin du but.

Un policier frappa à la porte.

— Un fax de Lund. D’un hôpital.

Wallander le prit. Per Åkeson avait fait vite. C’était une photocopie de la liste des visiteurs du service psychiatrique dans lequel Louise était internée. Tous les noms étaient barrés sauf un. La signature était vraiment illisible. Il prit une loupe dans le bureau de Birgersson et essaya de la déchiffrer. Toujours illisible. Il posa le papier sur la table. Le policier était resté sur le seuil.

— Va chercher Birgersson, dit Wallander. Et mes collègues d’Ystad. Comment va Sjösten d’ailleurs ?

— Il dort. Ils ont extrait la balle de son épaule.

Quelques minutes plus tard, ils étaient tous réunis. Il était presque quatre heures et demie. Ils étaient épuisés. Hans Logård était toujours introuvable. Toujours aucune trace de la voiture des vigiles. Wallander leur fit signe de s’asseoir.

L’instant de vérité, se dit-il. Le voilà enfin.

— Nous sommes à la poursuite d’un nommé Hans Logård. Il faut continuer à le rechercher, bien sûr. Il a tiré sur Sjösten et l’a atteint à l’épaule. Il est impliqué dans un trafic de jeunes filles. Mais ce n’est pas lui qui a tué les autres. Ce n’est pas Hans Logård qui a pris des scalps. C’est quelqu’un de tout à fait différent.

Il fit une pause, comme s’il avait besoin de réfléchir une dernière fois. Mais ce fut le malaise qui prit le dessus. Il savait maintenant qu’il avait raison.

— C’est Stefan Fredman qui a fait tout ça. En d’autres termes, nous sommes à la recherche d’un garçon de quatorze ans. Qui a tué son propre père, entre autres.

Il y eut un silence dans la pièce. Personne ne bougeait plus. Tous avaient les yeux fixés sur lui.

Il fallut une demi-heure à Wallander pour s’expliquer. Ensuite il n’y eut plus de doute. Ils décidèrent qu’ils pouvaient revenir à Ystad. Ce dont ils venaient de parler devait rester totalement secret. Wallander eut du mal à déterminer par la suite quel sentiment l’avait emporté chez ses collègues, la consternation ou le soulagement.

Ils se préparèrent à partir.

Pendant que Wallander téléphonait à Per Åkeson, Svedberg regarda le fax arrivé de Lund.

— Bizarre, dit-il.

Wallander se tourna vers lui.

— Qu’est-ce qu’il y a de bizarre ?

— Cette signature. On dirait qu’il s’est inscrit sous le nom de Geronimo.

Wallander prit le fax des mains de Svedberg.,

Il était cinq heures moins dix.

Il vit que Svedberg avait raison.

Le guerrier solitaire
titlepage.xhtml
Le guerrier solitaire_split_000.htm
Le guerrier solitaire_split_001.htm
Le guerrier solitaire_split_002.htm
Le guerrier solitaire_split_003.htm
Le guerrier solitaire_split_004.htm
Le guerrier solitaire_split_005.htm
Le guerrier solitaire_split_006.htm
Le guerrier solitaire_split_007.htm
Le guerrier solitaire_split_008.htm
Le guerrier solitaire_split_009.htm
Le guerrier solitaire_split_010.htm
Le guerrier solitaire_split_011.htm
Le guerrier solitaire_split_012.htm
Le guerrier solitaire_split_013.htm
Le guerrier solitaire_split_014.htm
Le guerrier solitaire_split_015.htm
Le guerrier solitaire_split_016.htm
Le guerrier solitaire_split_017.htm
Le guerrier solitaire_split_018.htm
Le guerrier solitaire_split_019.htm
Le guerrier solitaire_split_020.htm
Le guerrier solitaire_split_021.htm
Le guerrier solitaire_split_022.htm
Le guerrier solitaire_split_023.htm
Le guerrier solitaire_split_024.htm
Le guerrier solitaire_split_025.htm
Le guerrier solitaire_split_026.htm
Le guerrier solitaire_split_027.htm
Le guerrier solitaire_split_028.htm
Le guerrier solitaire_split_029.htm
Le guerrier solitaire_split_030.htm
Le guerrier solitaire_split_031.htm
Le guerrier solitaire_split_032.htm
Le guerrier solitaire_split_033.htm
Le guerrier solitaire_split_034.htm
Le guerrier solitaire_split_035.htm
Le guerrier solitaire_split_036.htm
Le guerrier solitaire_split_037.htm
Le guerrier solitaire_split_038.htm
Le guerrier solitaire_split_039.htm
Le guerrier solitaire_split_040.htm
Le guerrier solitaire_split_041.htm
Le guerrier solitaire_split_042.htm
Le guerrier solitaire_split_043.htm
Le guerrier solitaire_split_044.htm
Le guerrier solitaire_split_045.htm
Le guerrier solitaire_split_046.htm
Le guerrier solitaire_split_047.htm
Le guerrier solitaire_split_048.htm